La Règle d’Abraham  

 

Comptes-rendus
des Numéros Hors Séries

 

Hors Série N° 2 - Septembre 2015 - René Guénon et la question politique

 

Stéphane François, Les mystères du nazisme. Aux sources d'un fantasme contemporain, PUF, 2015.

Nous avons souvent mis en cause, chez certains, la confusion entre ésotérisme et occultisme déjà très présente dans la thèse de Goodrick-Clarke sur les racines occultes du nazisme (1985) et qu'on retrouve hélas dans cet ouvrage hâtif et contradictoire de Stéphane FRANCOIS, l'érudition en moins. Le fait de distinguer ces termes permettrait pourtant de ne pas mettre sur le même plan des corpus doctrinaux anciens comme celui de la kabbale hébraïque et un phénomène apparu seulement au XIXe siècle, sachant que l'occultisme peut être considéré à bon droit comme une corruption de l' ésotérisme (François Secret). C'est ainsi que de nombreux spécialistes actuels de la kabbale, tel J. Darmon, utilisent ce dernier terme et non celui d'occultisme, pour désigner leur domaine de recherche. Sur la question du nazisme, cette distinction rendrait possible, en outre, une meilleure compréhension de la formation de son idéologie qui fait incontestablement référence à l'occultisme (E. Calic), bien que S. FRANCOIS tente de montrer ici le contraire, suivant Goodrick-Clarke et l' appendice E de son livre, cité seulement en bibliographie, soutenant déjà sans cohérence que l'idée d' une influence de l'occultisme sur le nazisme n'était apparue que bien après la Guerre! C'est uniquement ce que l'auteur répète sans rien apporter de plus, afin d'écarter sans doute des facteurs non politiques dans la genèse d'un mouvement qui s'explique aussi par la présence d'éléments curieux et dérangeants pour un historien rationaliste, mais sans lesquels il serait incompréhensible.
La notion de mythe, très édulcoré aussi par S. FRANCOIS (p. 142), n'a également rien à voir avec le phénomène de l'occultisme nazi dont Goodrick-Clark avait malgré tout clairement montré l'existence. Le rôle de personnages comme List, Liebenfels, Wiligut, dans son élaboration, est évidente ainsi que le reconnaissaient R. Butler ou G. Mosse que cite pourtant l'auteur (p. 41)! Goodrick-Clark lui-même relevait d'ailleurs, dans son 3e chapitre, que Dietrich Eckart, occultiste notoire, fut "le mentor de Hitler vers 1920"! Tout ceci n'excluait pas le caractère souvent fantaisiste sinon délirant de la littérature tardive portant sur ces sujets (Serrano).
Il aurait fallu reprendre en détail, par exemple, le dossier de l'Ahenerbe SS dont S. FRANCOIS note trop superficiellement l'existence (p. 44-7), le rôle du Wewelsburg, etc. En réalité, le nazisme fut une énorme machine à recycler l'Antiquité, pratique qui obligerait là aussi à ne pas confondre l'original avec sa sinistre copie. Rien n'échappe à cette tendance déformante caractéristique de l'occultisme, mais ni le Graal, ni la Thulé hyperboréenne, ni les runes, ni le swastika, ni les Vikings (p. 128) qui ont bien découvert l'Amérique (Th. Gomez) n'en sont responsables!

Patrick GEAY

 

René Guénon, L'appel de la sagesse primordiale (sous la direction de Philippe Faure), Cerf, 2015.

Ce collectif dont nous avions publié le sommaire en 2003 (n°15) parait donc enfin, sans trop de changement dans la liste des participants; on notera cependant la défection regrettable de Denis Gril. Si le projet de "renouveler la réception de l'oeuvre de Guénon par les milieux catholiques" (p. 20) semble excellent sinon urgent, le simple fait de soutenir dans le même temps l'idée absurde, relayée par P. B. Fenton (p. 257) de son "antijudaïsme" (p. 11) compromet hélas fortement sa réussite. La consubstantialité du judaïsme et du christianisme, tant sur le plan exotérique qu'ésotérique, montre qu'il serait difficile d'envisager le second sans le premier dans la perspective d'une meilleure perception des écrits de Guénon sur la tradition chrétienne. Comme l'accusation est grave, il faut y insister. Guénon n'est bien sûr en aucun cas réservé à l'égard du judaïsme, c'est même là une totale impossibilité! En revanche, il est certain qu'il fut très critique à l'égard de ceux qui, en rupture avec leur tradition, tel Freud, ont produit des conceptions qu'il estimait extrêmement dangereuse. Ce n'est donc pas la religion juive qui pose problème à ses yeux, mais les multiples formes de "messianismes sécularisés" (Chemouni) qui ont joué un rôle dans l'éradication généralisée et programmée du sacré à notre époque. P. B. Fenton aurait mieux fait d'approfondir la comparaison lumineuse que Guénon effectua entre les chakras et les Sephiroth (p. 253) qui, à elle seule, prouve au contraire à quel degré d'élévation ce dernier envisageait l'établissement d'une véritable concorde spirituelle. La question pertinente de savoir si Guénon est "entendu" (p. 300), c'est-à-dire compris, au moins théoriquement, se pose donc toujours. La situation n'a pas changé, comme le montre encore J. Borella se demandant pourquoi Guénon ne cite pas Hegel (p. 205), ou les discussions dubitatives sur la Tradition primordiale (p. 383), alors que P. Urizzi s'efforce d'entrer dans le fond de la doctrine. Des niveaux de lectures par conséquent très hétérogènes cohabitent ici, élaborés ou trop superficiels. Il ne s'agit pas d'être "fidéiste" comme nous le reproche L. Nefontaine (p. 415) mais honnête, précis et rigoureux. Or aujourd'hui comme hier, il est assez probable que l'accès à cette oeuvre rare ne devienne de plus en plus difficile compte tenu des capacités toutes aussi rares qu'elle réclame pour être reconnue à sa juste valeur.

Patrick GEAY

 

Laudato si  - Lettre encyclique du Pape François, Ed. Parole et Silence, 2015.

L'importance historique de ce message radical n'est pas seulement dû au fait qu'il remet clairement en question le « paradigme techno-économique » (p. 43) largement responsable d'une crise environnementale sans précédent, il brille aussi par sa capacité à montrer les racines profondes d'un mal dont il s'agit de percevoir toutes les ramifications. Par delà une « écologie superficielle » (p. 46), il convient de rétablir une vision contemplative de la nature qu'il est indispensable de relier à son principe divin pour en comprendre toute la dignité et le mystère. A ce titre, le chaos actuel peut apparaître comme un effet direct de l'athéisme qui dégrade le vivant à l'état d'objet indéfiniment exploitable. Parce que l'ordre cosmique est le reflet d'une Sagesse transcendante que l'homme cherche à ignorer dans sa quête suicidaire d'autonomie, il détruit cette nature en tant que témoin gênant , comme pour atteindre au fond un Dieu dont il faudrait anéantir les œuvres. Comme le disait R. Guardini, cette puissance est devenue « démoniaque » et nulle doute que, face à la situation, un saint François d'Assise, que le Pape érige en guide, serait épouvanté par l'acharnement des modernes à dévaster la nature dont il est rappelé que l'homme n'est pas le propriétaire ! Fustigeant l'hégémonie tyrannique du capitalisme industriel, le Souverain Pontife engage donc une humanité malade du consumérisme à se redresser spirituellement. On s'interrogera sur la constitution de cette « Autorité politique mondiale » (p. 135) que le Pape appelle de ses vœux, suivant Jean XXIII et Benoit XVI qui, en 2009, parlait d'une nécessaire « gouvernance » de la mondialisation ! Car si des problèmes planétaires demandent certes des solutions planétaires, il n'est pas certain du tout qu'on puisse christianiser un tel concept issu, précisons-le, de la globalisation elle-même et auquel adhèrent du reste de nombreux acteurs transnationaux, coupables précisément de tout ce que le Pape dénonce avec vigueur ! Or il est peu probable que Wall street accepte de renier jusqu'à son existence ou que les pétroliers renoncent à extraire du sol jusqu'à la dernière goutte d'eau infernale. Pourtant ce combat doit être mené. Il sera l'occasion d'une révision complète des grandes croyances de la modernité, comme celle du « progrès matériel sans limite » (p. 61).

Patrick GEAY